«Dark City»: le cauchemar d’un autre (2024)

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7eart en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

La démonstration n’est plus à faire: au cinéma, «originalité» rime rarement, hélas, avec «popularité». S’il est des exceptions, comme le récent Everything Everywhere All at Once (Tout partout tout à la fois), bien souvent, les propositions formatées l’emportent. Et toutes les critiques élogieuses du monde n’y peuvent rien changer. Or, il arrive que l’un de ces films singuliers trouve sur le tard son public, un public si fervent et passionné que ledit film devient culte. C’est le cas de Dark City (Cité obscure), un drame de science-fiction d’Alex Proyas qui prit l’affiche il y a 25ans, en février 1998.

On y suit un type mystérieux (Rufus Sewell) qui, dès les premières minutes, se réveille dans une chambre d’hôtel miteuse en compagnie du cadavre d’une jeune femme. Il n’a souvenir ni d’elle… ni de qui il est. Son nom serait John Murdoch, et outre l’épouse inquiète qu’il ne reconnaît pas (Jennifer Connelly) et le détective mélancolique qui le traque (William Hurt), le protagoniste amnésique a à ses trousses d’inquiétants personnages aux dons incroyables. Dons contre lesquels John semble immunisé.

On le découvre rapidement, ces sinistres «Étrangers» reconfigurent constamment la ville en inoculant à chaque habitant une nouvelle mémoire fabriquée par un scientifique esclave (Kiefer Sutherland). Leur but? Découvrir la source de l’individualité humaine afin de sauver leur propre espèce menacée.

C’est un triomphe de direction artistique, de conception de décors, de direction photo, d’effets spéciaux et d’imagination.

— Roger Ebert

Au moment d’ajouter l’oeuvre à son répertoire des grands films, le regretté Roger Ebert écrivait, en 2005: «Dark City, d’Alex Proyas, ressemble à son grand prédécesseur muet Metropolis dans son questionnement sur ce qui fait de nous des humains, et dans son constat que cela ne peut être changé par décret. Les deux films parlent de mondes factices créés pour fabriquer des sociétés idéales, et dans les deux cas, la machinerie des dirigeants est détruite par les coeurs des gens gouvernés.»

À l’époque de la sortie, en 1998, Ebert fut en l’occurrence l’un des principaux champions du film, saluant dans Chicago Sun-Times «un accomplissem*nt visionnaire»: «Un film tellement original et passionnant, il a mis mon imagination en ébullition comme Metropolis et 2001: A Space Odyssey [2001. L’odyssée de l’espace] […] C’est un triomphe de direction artistique, de conception de décors, de direction photo, d’effets spéciaux et d’imagination.»

Hypnotique et obsédant

Au sujet de ce «triomphe» visuel tous azimuts, il faut préciser que le film baigne dans une atmosphère envoûtante d’expressionnisme et de film noir. Rétrofuturiste, l’esthétique de Dark City convoque autant les années1930 que 1940 ou 1950. Au magazine CineFantastique, Alex Proyas confiait pendant la postproduction qu’il souhaitait ainsi évoquer une action se déroulant «partout et nulle part».

Ce parti pris est en phase avec le concept narratif, en cela que les Étrangers ont construit un vaste simulacre urbain, un pastiche de métropole dont les habitants ne sont rien d’autre que des cobayes.

À cet égard, le film vient habilement brasser d’augustes névroses. On songe ici à ce sentiment d’aliénation qui se manifeste parfois, fugacement, àcette impression inexplicable de n’avoir aucun contrôle sur son destin, voire de ne pas mener la vie que l’on devrait. En un écho à ce phénomène psychologique, John déclare dans une scène être en train de «vivre le cauchemar de quelqu’un d’autre» (le recours à des miniatures et à des effets numériques de première génération ne vient qu’amplifier l’artificialité ambiante).

Le film donne donc raison à Albert Einstein lorsqu’il soutenait que «Dieu ne joue pas aux dés», à la différence notable que les Étrangers se substituent à la Nature dont parlait le génie. Et ces derniers de visiter les citoyens endormis par leurs soins en leur injectant des souvenirs inédits ou recyclés… Cela après qu’un impressionnant mécanisme sous-terrain eut fait jaillir des immeubles du sol, en eut absorbé d’autres, et eut transformé l’aspect d’édifices et de maisons en un ballet architectural saisissant.

Pour revenir à Roger Ebert, les éloges de celui qui était alors le plus influent critique américain ne suffirent pas à piquer la curiosité des masses — pour mémoire, Titanic, paru au mois de décembre précédent, trônait toujours en tête du box-office, loin devant ses compétiteurs. Certes, toutes les critiques ne furent pas de cette teneur, mais Ebert n’était pas seul dans son camp, loin de là.

Par exemple, dans San Francisco Chronicle, Peter Stack affirma, en lien avec l’approche formelle du film: «[Dark City] réécrit les règles du cinéma […] C’est hypnotique, obsédant et, bien sûr, sombre. C’est l’une des aventures cinématographiques les plus mémorables de ces dernières années.»

En France, même Les Inrockuptibles, d’emblée pas le public cible, en dirent du bien, comme à regret: «Dark City est à ce jour la retranscription cinématographique la plus exacte de l’univers de Philip K. Dick. Affirmation paradoxale, puisque Dark City est un scénario original et qu’il est réalisé par Alex Proyas, jeune metteur en scène venu du clip dont on n’attendait rien de bon après The Crow

N’en déplaise aux Inrocks, The Crow (Le corbeau), qui est sur le point de faire l’objet d’un remake, est lui aussi devenu culte.

Influences picturales

Quant à Dark City, sa capacité à stimuler l’esprit — et à divertir — demeure inchangée 25ans plus tard. D’ailleurs, recul aidant, il est intéressant de constater que le film n’était pas le seul à avoir pour héros un personnage prisonnier à son insu d’un monde artificiel.

On pense évidemment à The Truman Show (Le show Truman), de Peter Weir, qui prit l’affiche quelques mois plus tard. À l’instar de John Murdoch, Truman Burbank découvre graduellement que l’univers qui l’entoure n’est qu’un studio et qu’en coulisses, un despote tire les ficelles. En une fascinante coïncidence, la mer est un motif récurrent dans les deux films: elle y constitue à la fois une limite infranchissable et une promesse de liberté.

Visuellement, cependant, The Truman Show et Dark City sont distincts en tout. Là où le premier s’apparente à une mise en images de l’éclatante American way of life telle qu’immortalisée par Norman Rockwell, le second, outre les influences déjà mentionnées du film noir et de l’expressionnisme allemand, convoque le noctambulisme d’Edward Hopper.

Et contrairement à Dark City, The Truman Show n’eut aucune peine à faire courir les foules, quoique la présence d’un Jim Carrey au faîte de sa gloire ne dût pas nuire.

L’année suivante, un autre film partageant maintes similitudes avec Dark City prit d’assaut les cinémas, où il connut un immense succès: The Matrix (La matrice), de Lana et Lilly Wachowski. Pour l’anecdote, The Matrix fut tourné à Sydney dans les mêmes studios que Dark City, dont il réutilisa des décors: ça ne saurait être plus à propos.

Quoi qu’il en soit, peut-être en définitive l’échec financier de Dark City aura-t-il eu du bon. Car à l’inverse, justement, de The Matrix, dont l’impact s’est dilué au fil de suites de moins en moins réussies, le charme délétère du film d’Alex Proyas continue d’opérer. À noter qu’en 2008, le cinéaste assembla un «montage du réalisateur» («director’s cut») encore plus satisfaisant. Annoncée en 2021, une série basée sur le film est en cours d’élaboration.

À Roger Ebert, qui aura été l’admirateur le plus enthousiaste du film, le mot de la fin: «S’il est vrai, comme le réalisateur allemand Werner Herzog le pense, que nous vivons à une époque affamée de nouvelles images, alors Dark City est un film qui nous nourrit.»

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